28 déc. ~ Serge Teyssot-Gay / Interzone ~ Ep.2/3
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Pas d'avant ni d'après Noir Désir pour Serge Teyssot-Gay puisque le guitariste a commencé à développer un répertoire en solo bien avant l'album Des visages des figures. Il a au fil du temps construit et développé son jeu explorant les possibles, nourrissant sa passion pour l'improvisation et les collaborations, le plus souvent en duo, et se nourrissant du texte, de la peinture, de films et documentaires... d'autres artistes...
Ses deux premières escapades en solitaire produisirent un effet mélangeant boule de neige et boulimie des rencontres.
[ Comment ça se fait que je me sens plus qu'en phase avec des gens de cultures...
qui n'ont rien à voir avec la mienne ? ]
À partir de ce moment-là j'ai fait plein plein de rencontres différentes, raconte Serge en référence à son 2e disque solo On croit qu'on en est sorti, sur des textes de Georges Hyvernaud.
La route empruntée à ce moment-là, allait l'amener à rencontrer un oudiste syrien.
J'étais pote avec un éditeur français, écrivain, qui était installé à Damas et qui était à l'époque directeur du Centre culturel français, Sylvain Foucassier. Je devais y aller avec l'écrivain Lydie Salvayre, et en même temps, il y a eu un concours de circonstances, et j'ai pu emmener Noir Dez !... Que le groupe aille dans le monde arabe, c'était ... !!! puis les années ont passé... on a fait plusieurs disques, on a un peu tourné là-bas en Syrie, on a fait des dates, raconte-t-il, une époque, cira 2002, où la stabilité de la région était toute autre.
C'est à cette période qu'il rencontre sur place un professeur de oud du Conservatoire de Damas, Khaled Al Jaramani... C'est le début d'un voyage musical, d'échanges de perceptions entre le Moyen Orient et l'Occident, pour un guitariste rock d'un côté et un musicien classique ancré dans la tradition de son pays, une entente dont le résultat ne va cesser de s'affiner et de s'enrichir au fil des différents volumes publiés.
Comment ça se fait que je me sens plus qu'en phase avec des gens de cultures qui n'ont rien à voir avec la mienne ? s'interroge Serge, alors qu'il revient à peine d'un séjour en Chine pour enregistrer avec un guitariste local du nom de Xie Yugang.
À un moment, je crois que c'est le plaisir des rencontres, l'émerveillement que tu as envers d'autres artistes. Tu t'entends bien avec eux, il y a une multitude d'informations... C'est comme une histoire d'amour entre deux personnes, évoque-t-il. Tu ne sais pas pourquoi tu es bien avec quelqu'un, même si tu n'échanges pas de mots, tu es juste bien et il se trouve, qu'en plus, si tu commences à discuter, musicalement... dit-il en laissant flotter les points de suspension.
Tout est une évidence, résume-t-il. On fonctionne ! C'est comme deux miroirs en face l'un de l'autre. Tu as une impression d'affinités, de possibles, c'est fou ! Moi, j'en parle dans ces termes, mais eux aussi ! Donc c'est hyper troublant. Khaled, il vient de la culture traditionnelle arabe, il n'avait jamais écouté de groupe de rock... Avant de me rencontrer, ce n'était que du classique arabe, se souvient Serge.
Yugang, lui, il a un groupe de rock, qui s'appelle Wang Wen, qui marche très bien en Chine... tu peux y trouver une parenté avec God Speed (You Black Emporor)... mais par contre ils sont chinois !! s'exclame Serge, la tête dans ce nouveau projet de duo atypique alors que les deux guitaristes viennent de finir de toute mettre en boîte.
Dans l'expression de sa musique, en tant que guitariste, il a une façon de jouer... j'en connais les modes de jeu, parce qu'ils me sont familiers, mais moi j'ai une façon de jouer... sa femme me dit Tu joues comme un musicien classique chinois ! Les gens ne jouent plus du tout comme ça en Chine ! Elle me demande Comment ça se fait ? et je lui réponds que j'écoute plein de musique depuis hyper longtemps, que c'est devenu un alphabet pour moi...
Là est la clef de l'adaptabilité de Serge Teyssot-Gay à autant de projet... l'écoute intensive de musiques diverses et une forme de capillarité par le biais des instruments auxquels il est exposé, une capillarité musicale nourrie à bien y regarder par des flux migratoires bien plus anciens que les frontières modernes. C'est aussi une curiosité et une envie permanente pour lui qui veut pouvoir jouer tout le temps, avec quelqu'un, tout seul sur son canapé, sur scène...
Je commence à peine à apprécier la musique sud-américaine, confie-t-il en aparté. Pendant 20 ans, j'ai eu du mal à écouter et là je commence à me dire Mais pourquoi j'ai pas aimé ça avant ? Je suis heureux parce que j'ai une mine absolument géniale devant moi... en termes rythmiques, les mélanges harmoniques et rythmiques sont juste monstrueux, Serge citant plus particulièrement la musique brésilienne. J'ai plein de choses à découvrir...
[ Je pense que la chose la plus importante, c'est l'amour de la découverte ! ]
Syrie, Chine, Amérique du Sud, ainsi se mesure la distance qu'a prise Serge par rapport au classique 1, 2, 3, 4 ! du rock de son adolescence... Passionné, dès qu'il en parle, il raconte s'être attaché aussi et surtout à développer ses capacités d'improvisation.
Je pense que la chose la plus importante c'est l'amour de la découverte ! lance-t-il. C'est une bonne façon de découvrir des nouveaux terrains parce que tu ne peux pas improviser de la même façon si tu es en public ou pas en public, parce qu'émotionnellement tu es dans un état forcément un peu particulier quand tu es devant les gens !
J'ai commencé à me dire dans le milieu des années 2000 que ce qui était, ce qui pouvait, et ce qui est devenu, important, c'est que je dois jouer le plus souvent possible en improvisation ! Quand tu improvises réellement, c'est difficile, mais il faut jouer le jeu que l'intellect n'intervienne pas du tout, c'est-à-dire que tu ne décide pas une heure avant ce que tu vas faire... souligne-t-il.
Je décide toujours comment je rentre dans une improvisation une minute avant, mais pas plus, parce que sinon tu intellectualises ce que tu vas faire, tu prends des repères, des marques qui ne sont jamais bonnes, je trouve ! C'est trop casse-gueule ! Tu t'enfermes dans un schéma qui n'a rien à voir avec quelque chose de spontané... C'est vraiment de l'ordre du jaillissement ce qui te permet justement d'être en hors piste, réellement. Si tu veux vraiment être en hors piste et bien sois-le vraiment !
Le premier Zone Libre c'était en 2006 mais j'ai commencé à improviser en '99, sauf que ce n'était pas du tout visible parce que je ne faisais pas du tout de disques dans ce sens à l'époque. Mais je commençais à faire mes premières improvisations dans ce sens-là, des vraies improvisations, non préparées, et du coup, petit à petit, j'en ai fait de plus en plus et je me suis dit Il faut que j'en fasse de façon plus rapprochée, c'est la seule la façon de faire évoluer mon langage en improvisation !
Il se l'est dit. Et il l'a fait.
Je me suis dit Il faut que je joue presque chaque jour en concert, chose qui est quasiment impossible... mais je suis arrivé à un rythme en moyenne de trois concerts par semaine pendant des années. Je ne prenais vraiment qu'un break pendant l'été, parce qu'il fallait me ressourcer. J'ai réussi pendant au moins dix ans à jouer entre une fois et quatre fois par semaine. Je tenais vraiment le rythme et je tiens toujours ce rythme-là, explique-t-il, faisant la nuance entre des concerts plus cadrés comme avec Interzone et d'autres alliant l'improvisation totale et et une forme de structure très écrite, comme avec Zone Libre.
Personne ne t'apprends comment ça marche l'improvisation, comment ta mémoire fonctionne en fait, dit-il faisant le parallèle avec l'ajout de nouvelles lettres à un alphabet. Mais il faut des années et des années pour faire ça... pour que ça devienne autre chose qu'un bœuf, pour que ça devienne un vrai langage que tu structures. Et pour ça, il faut jouer le plus souvent possible, parce que (...) quand tu improvises vraiment, tu ne te rappelle pas ce que tu viens de faire. Ce qui est logique ! Tu oublies tout de suite ce que tu viens de faire (...) vu que tu n'as pas le temps de noter (...) mais inconsciemment tu n'oublies pas...
Juste après que tu aies fini le concert, de toutes manières, tu es dans l'euphorie du truc, tu bois un coup, tu discutes avec l'organisateur, tu prends du temps pour être avec les gens qui t'ont accueilli et du coup la soirée passe et t'as tout oublié !! sourit-il. De toutes manières, juste après, tu n'es plus disponible pour la musique, d'autant plus parce que tu improvises avec quelqu'un... ajoute-t-il, soulignant n'avoir commencé qu'à effleurer l'idée d'improvisation en solo.
[ avec Khaled (...) depuis le début la marge de l'impro est très réduite...
il improvise plus que moi ]
La mémoire inconsciente joue son rôle si tu joues souvent, explique Serge. Au bout d'un moment ça ressort, et donc si ça ressort deux ou trois fois, là, tu peux le fixer, et là, tu as la mémoire consciente qui se rappelle... donc, par contre, à un certain moment, je note ! dit-il, préférant le laisser-faire plutôt que l'enregistrement systématique.
Il y a plein plein de trucs que je n'enregistre pas. Ça joue vraiment sur la mémoire consciente, ça veut dire bien connaître son instrument... telle utilisation de l'instrument, de telle façon. C'est ultra complexe parce que ça joue aussi bien sur la main droite que sur la main gauche, sur l'attaque des cordes, que le son, tout l'enchaînement des pédales, quelles pédales dans quel ordre... quand tu sais ça, tu as de nouvelles lettres à ton alphabet... mais ça peut prendre des années ! résume-t-il.
La rencontre avec Khaled Al Jaramani, en Syrie, les aller-retours de l'un ou de l'autre pour enregistrer là-bas ou en France, sur des périodes réduites... tout laisserait à penser qu'Interzone fait la part belle à l'improvisation justement.
Paradoxalement avec Khaled c'est très écrit, contredit-il... Depuis le début la marge de l'impro est très réduite. Khaled, il improvise plus que moi, sourit-il.
Nul doute néanmoins que les Interzone 1 et Interzone, Deuxième jour ont permis d'ajouter quelques lettres à l'alphabet du natif Stéphanois. Et de fait, ce Troisième jour apparaît même comme le plus fusionnel des trois volumes, le musicien syrien sonnant moins oudiste et le Bordelais d'adoption plus andalou.
Je crois que ça vient du fait qu'à ce moment-là Khaled fuit la guerre. il arrive en France et il reste en France... Donc on a pris la composition de l'album autrement, se souvient Serge au sujet du disque publié en 2013.
Les deux premiers, on composait un morceau, fini, par jour. On fonctionnait vraiment par politesse. Chacun notre tour on amenait un thème... L'organisation d'un thème est simple si tu as un thème qui nous plaît en commun. Après, on décide comment on le structure, comment on le démarre, comment on le finit, qui prend la voix la première fois, qui prend la voix la 2e fois, c'est très simple. Aujourd'hui, c'est autre chose, concède Serge.
C'est un mélange au point que le 3e album on ne sait plus qui amenait quoi. On en est arrivés à ce truc-là parce qu'on a passé du temps ensemble pour composer ce disque.
Sur les deux premiers albums, c'était hyper rare. On prenait juste une journée par morceau et réellement on s'y est tenu pour les deux disques, se souvient-il. Le 2e a été composé entièrement en Syrie, je suis parti quinze jours, je suis revenu, l'album était fait, maquetté. On l'a enregistré en France, peu importe, mais la composition s'est faite en Syrie, et le premier album, ça a été moitié en Syrie, moitié en France, un jour par titre.
Un oulipo musical en somme, pas si éloigné que ça de son travail d'improvisation finalement.
Peut-être... mais je pense qu'on avait tellement de choses à se dire ! Et puis ça fonctionnait, ça marchait à fond ! Après dans un cas comme ça, j'ai modifié mon son... confie-t-il, soulignant au passage que cette façon de travailler ne se limite pas qu'à Interzone.
Je modifie mon son de guitare en fonction des timbres des instruments avec lesquels je suis. Dans Zone Libre, je peux avoir beaucoup de saturation parce que je ne suis qu'avec Cyril Bilbeaud à la batterie, pour Joëlle Léandre (contrebasse, NDR), je diminue de moitié mon taux de saturation parce que sinon les timbres ne se correspondent pas... les sons des deux instruments ne se mélangent pas, ou mal... enfin c'est moche quoi ! Donc j'ai aussi fait ce travail sur comment deux sons peuvent se répondre en se mettant en valeur l'un et l'autre.
Une attention et une approche qui ne peuvent qu'être utiles aux récentes formules scéniques d'Interzone en trio, avec percussionniste, voire en quintet ou sextet, avec Keyvan Chemirani (percussions), Médéric Collignon (cuivres), Carol Robinson (clarinette) et Marc Nammour dont les textes en français alternent alors avec ceux en arabe de Khaled.
Une attention et une analyse qui relèvent en tout cas de la capacité d'écoute d'un musicien également producteur, une autre corde à l'arc de Serge Teyssot-Gay, qui dès les débuts de ses sorties de pistes, loin de Noir Désir, a endossé ce rôle naturellement, et avec talent.